Physique et applications des mathématiques au Collège de Genève au début du XXIe siècle : bilan et perspectives
par bernard.vuilleumier
Physique et applications des mathématiques au Collège de Genève au début du XXIe siècle : bilan et perspectives.
Dans le cadre du colloque « Enseignement secondaire, formation humaniste et société du XVIe au XXIe siècle » organisé à l’occasion du 450e anniversaire du Collège de Genève, des représentants de chaque discipline constitutive de la formation gymnasiale étaient invités à répondre aux trois questions suivantes :
- Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre discipline/domaine d’études dans le cadre de la formation humaniste, sur les difficultés ou les risques auxquels, à cet égard, elle est exposée ?
- Quelles sont vos convictions quant à l’importance de votre discipline/domaine d’études dans le cursus gymnasial s’agissant de son apport à la culture humaniste dispensée par le Collège ?
- Quelles sont les interrogations/préoccupations quant aux défis et aux enjeux auxquels votre discipline/domaine d’études est confronté face à l’avenir de la formation humaniste ?
En bref : Le domaine d’étude « physique et applications des mathématiques » a toujours recouru à l’observation, à l’expérimentation, aux nombres et aux relations. Avec l’ère du numérique, il a commencé à utiliser de nouveaux outils qui rendent possible l’expérimentation en mathématiques et qui autorisent la simulation en physique. Ces outils, qui offrent une grande interactivité, pourraient faciliter l’apprentissage conceptuel, contribuer à l’ouverture et au partage des pratiques pédagogiques et rendre ce domaine d’étude plus attrayant.
1. Regard porté sur l’évolution de la physique
– Physique et mathématiques : un mariage fécond
On peut considérer Galilée comme le père fondateur de la physique mathématique. Son postulat était : « la nature est écrite en langage mathématique ». Depuis le XVIe siècle, la physique n’a fait que renforcer ses liens avec les mathématiques. Et si on considère aujourd’hui que ce sont les modèles décrivant le réel qui sont écrits en langage mathématique plutôt que la nature elle même, il n’en demeure pas moins que l’intuition de Galilée était très profonde. Elle a véritablement ouvert la voie à l’observation, à l’expérimentation et à l’utilisation des nombres et de de leurs relations dans la description du réel. [1]
– La mise au point des outils
Au XVIIe siècle, Newton et Leibniz mettent au point les outils mathématiques qui permettent, entre autres, d’appréhender le mouvement. Ces outils - calcul différentiel et intégral - ont joué un rôle majeur durant trois siècles. Ils ont probablement conditionné le développement des sciences et occupent, à juste titre, une place de choix dans la formation gymnasiale. Mais aujourd’hui, des scientifiques s’interrogent : la physique mathématique n’est-elle pas restée prisonnière de ces outils. Certains pensent même que des approches différentes, utilisant des programmes informatiques très élémentaires, pourraient amener un changement de paradigme. Le physicien Stephen Wolfram, par exemple, se demande si toute la richesse du monde physique ne pourrait pas émerger de règles très simples. Cette « nouvelle science » ne fait pas encore partie des programmes, mais avec l’arrivée des ordinateurs, elle annonce l’ère du numérique. [2]
– L’ère du numérique
Si l’approche des sciences par automates cellulaires [3] que préconise Wolfram n’est pas encore présente dans l’enseignement gymnasial, les ordinateurs et le web, eux, y ont fait leur apparition depuis longtemps déjà ! C’est le physicien Tim Berners-Lee qui, lorsqu’il travaillait au CERN, qui inventa le web en associant l’idée de l’hypertexte aux technologies de la communication en réseau. Les possibilités d’apprentissage, de partage et de collaboration offertes par cet outil sont énormes. Ces technologies joueront très probablement un rôle de premier plan dans l’évolution de l’enseignement.
– Difficultés et risques
La physique et les applications des mathématiques, en recourant à l’informatique, s’inscrivent dans l’ère du numérique. On pourrait craindre, qu’aux difficultés d’apprentissage des concepts propres à ces disciplines, s’ajoutent celles de l’utilisation et de la maîtrise d’outils informatiques idoines. On pourrait aussi redouter que l’intrusion de la réalité virtuelle et des simulations dans ces enseignements ne leur nuise. Mes convictions me portent au contraire à croire que les technologies de l’information et de la communication sont non seulement en mesure d’enrichir ces disciplines et de les rendre plus attrayantes, mais également de renouveler en profondeur leur apprentissage.
2. Convictions
La société est entrée dans l’ère du numérique. Le système éducatif doit-il résister ou s’adapter ? Je pense qu’il doit non seulement s’adapter, mais encore essayer d’anticiper cette évolution. Comment ? En convainquant toutes celles et ceux qui se sentent concerné(e)s et qui souhaitent voir l’école réussir sa transition vers le numérique [4] qu’il faut :
– continuer à se former en permanence
– utiliser ces technologies numériques avec les élèves
– entretenir son « shifting character » [5]
La physique et les applications des mathématiques sont parties prenantes de l’ère du numérique. Elles doivent s’appuyer sur des coopérations et des mutualisations intra et inter établissements pour partager des ressources. Elles peuvent aussi, par l’accès privilégié qu’elles ont aux salles équipées d’ordinateurs, mettre en évidence le rôle des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans la valorisation des sciences. Elles contribueront ainsi à une évolution des pratiques pédagogiques [6] en offrant, avec les TIC, de l’interactivité, de la disponibilité et du soutien aux étudiants.
3. Interrogations et préoccupations
En 2001, le Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement (CERI) de l’OCDE (organisation de coopération et de développement économiques) élaborait six scénarios [7] sur l’avenir de l’École à l’horizon de 15-20 ans dans les pays industrialisés. Ces scénarios ont été établis sans visée normative. Toutefois, une rapide enquête auprès d’une cinquantaine d’experts internationaux présents au colloque de Rotterdam sur « L’École de demain » (novembre 2000) a montré que les scénarios les plus probables étaient ceux :
– du « prolongement du statu quo » constaté jusqu’ici dans la plupart des pays. Les systèmes éducatifs résistent à des changements radicaux. Une régulation de type bureaucratique continue à prévaloir. La révision cyclique des programmes d’enseignement, l’utilisation croissante des TIC (technologies de l’information et de la communication) et diverses réformes partielles ne parviennent pas à réduire les tensions ni les inégalités sociales.
– de « L’École comme organisation apprenante ciblée ». L’expérimentation et l’innovation deviennent la norme. Les TIC sont utilisées avec pertinence dans des contextes organisationnels les prenant en compte. Les enseignants et autres personnels d’éducation travaillent davantage en équipes et avec des partenaires extérieurs. Le caractère de « bien public » de l’éducation est reconnu et celle-ci est une priorité politique, y compris en termes budgétaires. L’évaluation des acquis des élèves s’efforce de prendre en compte une plus grande diversité de compétences et est à visée davantage formative.
L’évolution constatée ces dix dernières années me semble plus proche du prolongement du statu quo que de l’émergence d’une organisation apprenante ciblée et on peut craindre l’extension du « modèle du marché ». Plus grave encore, le nombre d’étudiants en sciences est en diminution [8] dans les pays industrialisés et l’option spécifique « physique et applications des mathématiques » du Collège de Genève attire de moins en moins d’élèves ! Face à ces changements les nouvelles technologies pourraient être utilisées pour multiplier les lieux d’apprentissage, offrir en ligne des services non contraints par des horaires, faciliter la mise en réseau d’un grand nombre d’acteurs et contribuer à redorer le blason de ce domaine d’étude qui en a un urgent besoin. Pour conclure, voici deux questions que Dale Spender posait en 1996 déjà dans Creativity and the Computer Education, qui sont toujours d’actualité et qui se font de plus en plus pressantes :
- Si chaque étudiant possédait son propre ordinateur portable et pouvait accéder à Internet depuis la maison ou depuis un endroit public, aurait-il encore besoin de venir à l’école ? Et, s’il y venait, quel devrait alors être le rôle de l’enseignant dans ces circonstances ?
- Je pense que les enseignants éprouveront bientôt autant d’enthousiasme à captiver et à intéresser l’audience que les artistes, faute de quoi, ils pourraient bien être chargés d’assister des étudiants qui suivent des cours élaborés par d’autres. Soyons clair, pour le moment, le poste le plus important du budget de l’éducation est le salaire des enseignants. De combien de professeurs avons-nous réellement besoin ?
Mais la formation humaniste n’a peut-être pas à se poser ce type de questions ?